Vivre la joie de l’Évangile, IV/IV
di Pierre Diarra *
Tous doivent trouver la bonne manière de communiquer Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle ils se trouvent.
Dialoguer et accueillir l’Évangile au cœur des cultures
5. Dialoguer et accueillir l’Évangile au cœur des cultures
Bien avant le concile Vatican II, différents théologiens et missionnaires ont pris conscience de l’importance du dialogue au cœur de l’évangélisation. Même s’il s’agit encore avant tout de planter l’Église, de proposer Jésus-Christ, qui est le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14, 6-7), il s’agit aussi d’aller à la rencontre de peuples et de personnes à qui il faut annoncer la Bonne Nouvelle du Salut. Pourquoi ? C’est la volonté du Christ formulée en précepte à ses apôtres (Mt 28, 16-20 ; Mc 16, 9-20 ; Ac 1, 6-11), volonté déjà exprimée dans toute l’Écriture, dans la longue histoire de l’annonce et de la formation de l’Église, volonté inscrite dans la structure même de l’Église et dans la conscience qu’elle a toujours eue d’elle-même. Les témoins de Jésus-Christ l’annoncent « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 8) « L’espace » du témoignage apostolique est ainsi défini, avec un plan de Dieu qui se déploie dans les Actes des Apôtres et qui permet aux Juifs du monde entier et à tous les païens d’accéder à la Bonne Nouvelle du salut. Quelle joie de savoir que personne n’est exclu dans la proposition de l’Évangile ! Que l’on mette l’accent sur la libération en Amérique latine ou sur l’interculturation en Afrique, que l’on se préoccupe des fruits du dialogue et de la responsabilité du sujet en Asie, en Europe ou en Océanie,(1) il s’agit toujours d’un Évangile exigeant autant pour celui qui le propose que pour celui qui est invité à l’accueillir et à en vivre avec joie. L’engagement des chrétiens dans le monde et les échanges entre Églises doivent être vécus de telle sorte qu’ils deviennent « un signe concret de la fécondité de la mission ad gentes. » (Benoit VI, Africae munus, 19 novembre 2011, n°167)
a) Enraciner la mission dans l’amour de Dieu
Comme l’a dit Pie XI dans Rerum Ecclesiae (28 février 1926), l’amour de Dieu qui s’impose à nous comme un devoir, demande en effet que nous augmentions le nombre de ceux qui le connaissent et l’adorent en esprit et en vérité (Jn 4, 23-24). Il s’agit même d’aller à la rencontre du Dieu Père-Fils-Esprit qui est déjà à l’œuvre dans le cœur des personnes et des peuples vers qui le missionnaire est envoyé. Le Pape invite chacun de ses frères dans l’épiscopat à ne pas se préoccuper seulement de son diocèse, mais, en union avec tous les autres, à régir l’Église de Dieu, en participant avec eux à la sollicitude de toutes les Églises. Il invite chacun à « entendre incessamment l’appel qui monte des terres et des âmes païennes et contribuer, pour sa part, à y répondre.»(2) La Congrégation de la Propagande rappelle dans son Instruction, adressée le 8 décembre 1929 à tous les Supérieurs de missions, que l’œuvre missionnaire est la première des œuvres de l’Église et que celle-ci doit chercher à amener à la connaissance de Jésus-Christ tout le genre humain et le conduire, par l’observation de la loi évangélique, à la gloire céleste. Dans la même mouvance, le cardinal Henri de Lubac met l’accent, en 1946, sur l’amour de Dieu pour fonder l’activité missionnaire. Pour lui, il n’est pas possible de traiter directement de l’Église sans aborder la question missionnaire.(3)
Fonder le devoir missionnaire sur l’idée de charité, est tout autre chose que lui assigner comme unique motif la pitié envers l’infidèle.(4) « Le chrétien ne se sert pas de l’infidèle qu’il convertit en vue de se réaliser lui-même, à la façon de l’ascète qui livrerait ses biens aux pauvres à seule fin de se libérer. Il n’entretient pas en lui la charité moyennant le don qu’il fait à l’autre, comme une récompense qu’il obtiendrait de ce don. Sa vie est ce don même, parce que donner c’est participer à la Vie divine, qui est Don. Il n’y a là aucune dualité, aucun retour sur soi. Le chrétien offre son individualité à la charité divine pour qu’elle s’y greffe et qu’elle y vive. Il la lui offre comme le bois s’offre à la flamme pour lui permettre de brûler.»(5)
b) Aimer, c’est recevoir et donner
On ne possède pas vraiment la charité si l’on ne veut pas la répandre universellement ; « elle ne peut être un bien dont on veuille jouir pour soi seul, ou à l’expansion duquel on puisse accepter la moindre limite.»(6) Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir (Ac 20, 35) et, dans la logique du don, la joie se propage de part et d’autre. Pour Henri de Lubac, « le désir de se répandre partout en vue d’allumer partout le feu de la charité divine, tel est donc le ressort essentiel de la vie de l’Église, et le chrétien sent naître et grandir en soi ce désir à mesure que c’est moins lui qui vit, mais l’Église et, par l’Église, le Christ qui aime, veut et vit en lui. L’Église ne vit donc que dans un esprit d’universalité ; autrement dit, elle ne vit que missionnaire.»(7) La Bonne Nouvelle est désormais proposée partout et à tous, sans aucune discrimination. Certes, l’expression de la vérité peut avoir des formes multiples. Il est d’ailleurs nécessaire, en tout temps, de rénover ces formes pour mieux transmettre à l’Homme le message évangélique dans son sens immuable, comme l’a dit le pape Jean-Paul II (Ut unum sint, 25 mai 1995, n°19). Cette rénovation a un aspect œcuménique qu’il faut prendre au sérieux.
Dans le contexte urbain où règne souvent la peur de l’autre, le vivre-ensemble(8) relié à la joie de l’Évangile peut être, dans ce contexte, une base pour rétablir la dignité de la vie humaine et construire des relations fondées sur la confiance et l’estime mutuelle. Jésus veut répandre dans les villes la vie en abondance (cf. Jn 10, 10) et, comme l’affirme le pape François, « le sens unitaire et complet de la vie humaine que l’Évangile propose est le meilleur remède aux maux de la ville, bien que nous devions considérer qu’un programme et un style uniforme et rigide d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette réalité. Mais vivre jusqu’au bout ce qui est humain et s’introduire au cœur des défis comme ferment de témoignage, dans n’importe quelle culture, dans n’importe quelle ville, perfectionne le chrétien et féconde la ville. » (Evangelii gaudium, n°75).
c) Prendre soin les uns des autres
Il faut élargir la réflexion sur la joie de l’Évangile au monde. En effet, celui-ci est déchiré par les guerres et la violence. Diverses communautés sont blessées par un individualisme diffus qui divise souvent les êtres humains et les met l’un contre l’autre, comme si chacun était condamné à poursuivre son propre bien-être, égoïstement. De vieilles divisions que l’on croyait dépassées refont surface en plusieurs pays et des conflits apparaissent toujours plus meurtriers. C’est pourquoi le Pape « désire demander spécialement aux chrétiens de toutes les communautés du monde un témoignage de communion fraternelle qui devienne attrayant et lumineux. Que tous puissent admirer comment vous prenez soin les uns des autres, comment vous vous encouragez mutuellement et comment vous vous accompagnez » (Evangelii gaudium, n°99). Quelle joie de vivre une communion fraternelle et d’en témoigner ! Le Pape s’appuie sur l’évangile de Jean : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35). Il invite les chrétiens à entrer dans la logique de Jésus et à prier le Père pour l’unité, pour la paix : « Qu’ils soient un en nous, afin que le monde croie » (Jn 17,21). Les chrétiens sont interpelés afin qu’ils demandent « la grâce de nous réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous » et par conséquent à faire « œuvre commune », pas simplement au niveau de la proposition de l’Évangile, mais aussi dans la construction commune du Royaume de Dieu.
Gaston Ogui Cossi a bien compris l’importance du témoignage souligné par le pape François. Aussi écrit-il que « le témoignage de communautés authentiquement fraternelles et réconciliées, est une lumière qui attire les autres vers le Christ. Aussi déplore-t-il la place qu’occupent la haine, la division, la calomnie, la diffamation, la vengeance, la jalousie et le désir d’imposer ses propres idées à n’importe quel prix dans certaines communautés.»(9) Le Pape invite les chrétiens à aller toujours plus loin, à s’employer à une meilleure formation, à un approfondissement de leur amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile. Il demande à chacun d’accepter que les autres l’évangélisent constamment. On pourrait parler d’évangélisation réciproque, car personne ne doit renoncer à la mission d’évangélisation. Tous doivent trouver la bonne manière de communiquer Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle ils se trouvent.
Conclusion
La joie de l’Évangile rejoint un style nouveau, direct, utilisé par le pape François dans Evangelii gaudium. Le Pape reconnaît qu’il est lui-même appelé à le vivre ce qu’il demande aux autres ; il doit lui-même « penser à une conversion de la papauté » (n°32). Il précise que les textes du Pape ne remplacent pas ceux des Épiscopats locaux et on comprend pourquoi il cite ces derniers plusieurs fois. On découvre aussi les raisons invoquées pour consacrer une place aux femmes dans l’Exhortation et dans l’Église. Quelle joie, quand on perçoit qu’on n’est pas marginalisé et qu’on est pris au sérieux ! L’urgence d’annoncer, dans la joie, Jésus Christ sans exclure personne, donne de l’espérance. Cette joie et cette espérance sont présentes dans ce conseil du Pape : les chrétiens doivent cesser d’avoir un air de Carême sans Pâques (n°6). Certes, il peut y avoir des situations difficiles à vivre, mais l’accueil de l’Évangile doit, en toutes circonstances, apporter joie et espérance.
Inculturer l’Évangile partout, c’est évangéliser avec joie les cultures, tous les contextes et toutes les situations. Le Pape désire une Église pauvre qui doit être attentive aux pauvres et aux petits, aux rapports concrets et permanents entre Évangile et vie personnelle. L’Église prend en compte la vie sociale et les problèmes des êtres humains, femmes et hommes. Chaque chrétien est appelé à offrir aux autres le témoignage explicite de l’amour salvifique du Seigneur. Celui-ci donne à chacun, bien au-delà de ses imperfections, sa proximité, sa Parole, sa force et, ce faisant, un sens à la vie. Le Pape explicite : « Ton cœur sait que la vie n’est pas la même sans lui, alors ce que tu as découvert, ce qui t’aide à vivre et te donne une espérance, c’est cela que tu dois communiquer aux autres. Notre imperfection ne doit pas être une excuse ; au contraire, la mission est un stimulant constant pour ne pas s’installer dans la médiocrité et pour continuer à grandir. Le témoignage de foi que tout chrétien est appelé à donner, implique d’affirmer, comme saint Paul : « Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma course […] et je cours vers le but » (Ph 3, 12-13) » (Evangelii gaudium, n°121).
L’être humain « est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé » (Jean-Paul II, Fides et ratio, 14 septembre 1998, n°71). Une fois qu’un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission culturelle, il transmet aussi la foi de manières toujours nouvelles. On comprend pourquoi l’évangélisation, comprise comme inculturation ou interculturation, est importante. En traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie propre, chaque portion du Peuple de Dieu rend témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions. On peut donc dire que chaque « peuple s’évangélise continuellement lui-même » , mais aussi se laisse évangéliser par les autres, en participant à l’évangélisation de ces derniers et en les invitant à ouvrir leurs portes aux missionnaires, au Christ. L’Église propose la joie de l’Évangile, mais « elle respecte les personnes et les cultures, et elle s’arrête devant l’autel de la conscience » (Redemptoris missio, n°39). Cependant, elle ne cesse de répéter « Ouvrez les portes au Christ ! » (Redemptoris missio, n°39) La foi reçue dans une culture donnée s’incarne et sa transmission doit se poursuivre. Même si dans un premier temps, elle était regardée avec méfiance et parfois combattue, elle peut faire l’objet d’une revalorisation de la culture locale. Elle peut soutenir les efforts d’invention de nouvelles manières de mieux vivre ensemble. Quelle joie, si l’Évangile, proposé et accueilli, peut susciter la joie de vivre en permettant à divers croyants d’aller vers Dieu, en ouvrant des chemins de dialogue, de fraternité et de communion.
Pierre Diarra,
Union Pontificale Missionnaire - France, avril 2017
----------------------------------------------------------------------
(1) Catherine Marin, Guy Vuillemin, Jean-Paul Avrillon, Pierre Diarra, Tous missionnaires. Allez, de toutes les nations faites des disciples, Montrouge, Bayard Service édition, 2016, p. 204.
(2) Voir Henri de Lubac, Le fondement théologique des missions, Paris, Seuil, 1946, p. 17.
(3) Voir Henri de Lubac, Le fondement théologique des missions, Paris, Seuil, 1946, p. 12.
(4) Henri de Lubac, Le fondement théologique des missions, Paris, Seuil, 1946, p. 44.
(5) Henri de Lubac, op. cit., p. 41-42.
(6) Henri de Lubac, op. cit., p. 40.
(7) Henri de Lubac, op. cit., p. 40-41 ; voir Ga 2, 19-20.
(8) Paulin Poucouta, Gaston Ogui et Pierre Diarra (dir.), Les défis du vivre-ensemble au XXIe siècle, Paris, Karthala, 2016.
(9) Gaston ogui Cossi, « Exigence de la mission et liberté religieuse dans une société en mutation », in RUCAO (Revue de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest), n°42, 2014, p. 183-198 ; p. 193 pour la citation ; voir Evangelii gaudium, n°100.
* nota sull'autore
Théologien, Rédacteur en chef de la revue Mission de l'Eglise