Vivre la joie de l’Évangile, III/IV
di Pierre Diarra *
Papa Francesco in Turchia
De nouvelles manières de proposer l’Évangile
3. De nouvelles manières de proposer l’Évangile
Le pape François ose présenter les limites de son exhortation Evangelii gaudium. En fait, il ne veut pas traiter de façon détaillée les multiples questions. Il reconnaît que « ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains » (n°184). Je ne crois pas, écrit-il, « qu’on doive attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde » (n°16). Quelle joie pour les chercheurs et les responsables locaux de savoir qu’il y a de la place pour l’invention et la recherche de solutions précises pour leurs problèmes locaux !
a) Accueillir le salut dans un contexte
Face à des situations variées, le Pape reconnaît qu’il est difficile de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Comme le disait déjà Paul VI, dans Octogesima adveniens (14 mai 1971, n°4), il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays. Il n’est donc pas opportun que le Pape remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, écrit le pape François, « je sens la nécessité de progresser dans une "décentralisation" salutaire » (n°16) ; cela semble nouveau, même si l’orientation était donnée avec le concile Vatican II. Le Pape n’offre pas un traité, mais trace les contours d’un style évangélisateur (n°18).
Selon les contextes, les « disciples-missionnaires » doivent innover. Ainsi, en fréquentant les musulmans en Algérie, Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, s’interrogeait : « Et si la différence prenait son sens dans la révélation que Dieu nous fait de ce qu’il est ? Rien ne saurait empêcher de la concevoir comme la foi elle-même, c’est-à-dire comme un don de Dieu.»(1) Parce que le sens théologique de la différence est pris en compte, on peut mieux « démasquer les ambiguïtés d’un dialogue interreligieux qui cèderait trop facilement aux sirènes d’une tolérance uniformisante.»(2) Dans le dialogue, il faut approfondir le mystère de l’unité différenciée de l’œuvre de Dieu, sans être sourd à l’appel à mettre en partage les dons que chacun a reçus en propre au service de toute la famille humaine. « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Chercher à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Dieu ; il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends. » (Coran, V, 48) (3) Au lieu de tenter d’effacer les différences au profit de la pensée dominante, il faut chercher le sens divin de ce qui divise humainement. « L’Église interdit sévèrement de forcer qui que ce soit à embrasser la foi » (AG, 13) .(4) Quelle joie si chaque croyant découvre, en rencontrant les autres, non seulement la place indispensable des « autres » dans l’histoire du salut, mais aussi l’importance de sa propre vocation. Quelle joie si la mission chrétienne, enracinée dans le dialogue interreligieux, peut faire entrevoir l’indéniable unité de la famille humaine et l’étonnante expérience d’une différence donnée en partage !
b) Puiser la joie à la source de l’amour
Pour que l’Évangile soit perçu comme une bonne nouvelle, il faut que cela soit perceptible chez les chrétiens, qui ne doivent pas « avoir un air de Carême sans Pâques » (n°6). « Un évangélisateur ne devrait pas avoir constamment une tête d’enterrement » (n°10). A la tristesse, au découragement, à l’impatience et à l’anxiété des évangélisateurs dont parlait déjà Paul VI dans Evangelii nuntiandi (n°80), le pape François ajoute la timidité des chrétiens et le sentiment de supériorité que certains peuvent avoir. Qu’il s’agisse de fidèles qui se nourrissent régulièrement de la Parole du Seigneur et du Pain de vie, ou de baptisés qui ne vivent pas les exigences du baptême ou de personnes qui ne connaissent pas Jésus Christ ou l’ont refusé, tous ont le droit de recevoir l’Évangile (n°14). Les chrétiens ont le devoir d’annoncer Jésus Christ sans exclure personne.
Sans doute faut-il prendre conscience des différences autant dans la proposition ferme de l’Évangile que dans le dialogue entre croyants ou simplement entre êtres humains. Certes, on ne vit pas la joie de la même façon à toutes les étapes de la vie et dans toutes les circonstances de la vie. Elle fait apparaître un rayon de lumière qui vient du cœur, avec un sentiment de plaisir, de joies spontanées. De diverses manières, les joies puisent à la source de l’amour toujours plus grand de Dieu, manifesté en Jésus Christ. La joie de la rencontre amicale permet de comprendre celle qu’une personne peut ressentir en rencontrant Jésus, comme le dit Benoît XVI. « À l’origine du fait d’être chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive » (Deus caritas est, 25 décembre 2005, n°1 ; Africae munus, 19 novembre 2011, n°165). Quand une rencontre s’enracine dans une vraie amitié, elle peut produire une joie réelle qui pousse à être plus humain. L’Évangile peut être accueilli comme un amour qui redonne le sens de la vie, avec un désir de le communiquer aux autres. La joie d’évangéliser doit provoquer la joie de rencontrer Jésus, de vivre en tant que « disciples-missionnaires ». Proposer l’Évangile à quelqu’un, c’est le reconnaître et chercher son bien. En fait, les missionnaires sont aussi des disciples de Jésus, convaincus de l’amour divin : « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16). A la suite du Christ, les « disciples-missionnaires » entrent dans la logique du Christ qui s’est livré pour donner la vie aux autres. C’est pourquoi, les évangélisateurs ne devraient pas être tristes et découragés, impatients ou anxieux, mais rayonner de la joie du Christ.
4. Les femmes, l’homélie et la beauté au cœur de la mission
En donnant une importante place aux femmes (n°103-104), le Pape dit sa joie de voir que nombre d’entre elles partagent des responsabilités pastorales avec les prêtres. Elles apportent leur contribution à l’accompagnement des personnes, des familles et des groupes, tout en offrant de nouveaux apports à la réflexion théologique.
a) La joie apportée par les femmes
Le Pape souhaite que l’Église élargisse les espaces pour une présence féminine plus affirmée. Quelle joie si tous les chrétiens, hommes et femmes, se sentent impliqués dans la vie ecclésiale, dans l’engagement pour l’évangélisation de notre monde. Le pape François reconnaît que le fait que le sacerdoce soit réservé aux hommes dans l’Église catholique peut devenir un motif de conflit particulier, notamment si on identifie trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir (n°103). Pour lui, parler de pouvoir sacerdotal, c’est renvoyer à la « fonction », et non à la « dignité » et à la « sainteté ». Dans l’Église, les fonctions « ne justifient aucune supériorité des uns sur les autres » ; il s’agit d’être au service du Peuple de Dieu.
Quelle joie si tous les chrétiens, femmes et hommes, sont pris au sérieux dans leur désir de servir ensemble ! Un grand défi est lancé aux pasteurs et aux théologiens, afin qu’ils fassent reconnaître l’apport des femmes dans la prise des décisions importantes dans divers milieux de l’Église (n°104). Relever ce défi, c’est donner de nouvelles perspectives à l’évangélisation. N’est-ce pas Marie de Magdala, Jeanne et Marie qui ont vu le Seigneur ressuscité et qui ont annoncé aux disciples, ses frères, qu’il est vivant, ressuscité ? (Jn 20, 13-18 ; Lc 24, 1-12)
b) La joie au cœur de la prédication
Curieusement, le Pape consacre une bonne place à l’homélie dans son exhortation (n°135-159). C’est probablement la première fois qu’un document pontifical, de cette importance, aborde avec insistance la question de l’homélie. Le Pape invite les prédicateurs à se nourrir de l’Écriture Sainte et à bien connaître les besoins spirituels de leurs auditeurs, s’ils ne veulent pas que leur prédication soit ennuyeuse et stérile. Le prédicateur doit, au contraire, réchauffer les cœurs et faire que « s’unissent les cœurs qui s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple » (n°143). Quelle joie pour les chrétiens d’écouter une homélie qui favorise la rencontre avec le Seigneur Jésus et qui pousse à la conversion ! Quelle joie d’entendre que la mort ne pouvait pas retenir en son pouvoir le Crucifié ! Quelle joie d’entendre que tous les disciples du Christ sont aussi des témoins du Ressuscité et que, dans l’Esprit-Saint, il faut poursuivre la Mission et inviter tous les êtres humains à la conversion (Ac 2, 37-41 ; 3, 19) !
c) La joie et la beauté de l’Évangile
A une catéchèse fortement reliée au cœur de la foi, à savoir le kérygme, le Pape ajoute la dimension de la beauté, car « les expressions d’authentique beauté peuvent être reconnues comme un sentier qui aide à rencontrer le Seigneur Jésus » (n°167). Il précise qu’il faut veiller aussi à un accompagnement personnel pour favoriser la croissance de la foi. Quelle joie quand on se sent accompagné à la suite du Seigneur Jésus !
Les chrétiens sont invités à faire mieux percevoir la beauté de l’Évangile, afin qu’il soit accueilli par le plus grand nombre. C’est le but qu’il faut viser, même s’il est parfois difficile de faire comprendre certains enseignements de l’Église et de les faire apprécier à leur juste valeur par tous. La foi conserve toujours quelque obscurité qui n’enlève rien à sa fermeté et à la pleine adhésion que l’Homme peut en faire. L’analogie avec l’amour pourrait être évoquée ici, car il faut situer celui-ci au-delà de la clarté avec laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments qui pourraient amener à y croire. L’Évangile proposé et accueilli renvoie à l’adhésion du cœur articulée avec la proximité, l’amour et le témoignage. Quelle joie, quand on se sent aimé ! Ce qui pourrait être un précieux espace de rencontre et de solidarité, peut se transformer en lieu de fuite et de méfiance réciproque. Mais avec l’amour, une grande porte est ouverte sur la confiance et l’espérance. Ainsi, au lieu qu’une maison soit un endroit pour s’isoler et même se protéger contre les autres, elle devient un espace de rencontre, où des êtres humains peuvent se relier et assurer un bien-être commun, une communion. Quelle joie si les villes et les quartiers peuvent être construits, non en réponse à la peur et à la méfiance réciproque, mais pour favoriser le dialogue et le lien social !
Texte suivant : (IV/IV) - 5. Dialoguer et accueillir l’Évangile au cœur des cultures…
Pierre Diarra,
Union Pontificale Missionnaire -France, avril 2017
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(1) Christian de Chergé, L’invincible espérance, Paris, Bayard, 1997, p. 112 ; voir Jean-Marc Aveline, « Les enjeux actuels des relations entre juifs et chrétiens. La différence en partage », in Études, octobre 2010, p. 355-366, en particulier p. 363-364.
(2) Jean-Marc Aveline, « Les enjeux actuels des relations entre juifs et chrétiens. La différence en partage », in Études, octobre 2010, p. 355-366, p. 362 pour la citation.
(3) Essai d’interprétation du Coran Inimitable, Traduction par D. Masson. Revue par Dr. SOBHI EL-SALEH, Beyrouth, DAR AL-KITAB AL-MASRI, DAR AL-KITAB ALLUBNANI, Paris, Gallimard 1967 ; pour la traduction de D. Masson, 1980, p. 147.
(4) Nul ne doit être obligé d’agir contre sa conscience (Dignitatis humanae, n°2). Le premier défi lancé aux chrétiens par les adeptes des religions des ancêtres est celui du respect de la liberté d’autrui, articulé à la reconnaissance réciproque et à l’exigence de créer des liens d’amitié entre êtres humains, pour construire ensemble le monde. Il faut opter pour une éthique axée sur la réciprocité et l’échange ; voir Alain Durand, La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Paris, Cerf, 2003, p. 80 ; Pierre Diarra, « Refus d’être missionnaire ou sagesse ? », in AFOM, Catherine Vialle, Jacques Matthey, Marie-Hélène Robert et Gilles Vidal (dir.), Sagesse biblique et missions, Paris, Cerf, 2016, p. 71-83, surtout p. 80.
* nota sull'autore
Théologien, Rédacteur en chef de la revue Mission de l'Eglise