Vivre la joie de l’Évangile, I/IV
di Pierre Diarra *
Vivre la joie de l’Évangile
Texte I/IV
Il n’est pas possible aujourd’hui de parler de la joie de l’Évangile, au sein de l’Église catholique, sans parler de l’exhortation Evangelii gaudium (24 novembre 2013). Le pape François y reprend les conclusions du synode des évêques sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne (octobre 2012). En fait, il choisit de traiter la joie de l’Évangile en élargissant sa réflexion et ses conseils à la proposition de l’Évangile. Il ne se limite pas à la nouvelle évangélisation ; au contraire, il aborde toutes les dimensions de l’évangélisation aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement de prendre en compte « une situation intermédiaire, surtout dans les pays de vieille tradition chrétienne mais parfois aussi dans les Églises plus jeunes, où des groupes entiers de baptisés ont perdu le sens de la foi vivante ou vont jusqu’à ne plus se reconnaître comme membres de l’Église, en menant une existence éloignée du Christ et de son Évangile. Dans ce cas, il faut une "nouvelle évangélisation" ou une "réévangélisation" » (Redemptoris missio, n°33). Le pape François explique qu’« il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême sans Pâques. » (n°6). « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16). La joie doit se renouveler et se communiquer, car l’Évangile provoque une éternelle nouveauté.
Dans l’exhortation Evangelii gaudium, le Pape propose des réflexions qui encouragent et orientent les chrétiens vers « une nouvelle étape évangélisatrice, pleine de ferveur et de dynamisme. » (n°17) Il n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents sont vite oubliés, mais il voudrait donner à ce document « une signification programmatique et des conséquences importantes. » (n°25) On pourrait se demander s’il y a vraiment du nouveau dans ce texte. En effet, le centre de l’annonce de l’Évangile et son essence sont toujours les mêmes : Dieu a manifesté son amour immense dans le Christ mort et ressuscité. Le Christ est la Bonne Nouvelle éternelle, le même hier et aujourd’hui et pour les siècles ; mais il demeure la source constante de nouveauté (cf. Ap 14, 6 ; He 13, 8 ; Rm 11, 33 ; n°11). Et pourtant, en regardant de près, ce texte donne « un nouveau souffle pour la mission. »(1) Il est donc important pour le chercheur et tous ceux qui s’engagent dans la mission chrétienne de s’appuyer sur ce texte, de comprendre comment les grands axes sont articulés et de retenir ce qui semble essentiel pour le Pape.
Après avoir présenté rapidement les cinq chapitres de l’exhortation Evangelii gaudium, nous indiquerons les idées fortement évoquées. Nous mettrons alors en relief les nouvelles manières d’annoncer l’Évangile aujourd’hui, avant de focaliser notre attention sur quelques aspects, parfois oubliés, de la proposition de l’Évangile : le rôle que jouent les femmes, la place de l’homélie et de la beauté. Nous terminerons cette réflexion en indiquant quelques accents de la mission dans quelques continents.
1. Une Église aux portes ouvertes
L’Église doit être « en sortie » vers les autres, pour aller aux périphéries humaines. Le pape François « préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Église malade de son enfermement et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités. » (n°49) La lecture de quelques paragraphes suffit pour saisir la profondeur de la réflexion du Pape, son style simple et direct. Le premier chapitre (La transformation missionnaire de l’Église, n°19-49) et le deuxième (Dans la crise de l’engagement communautaire, n°50-109) précisent le contexte actuel de l’annonce de l’Évangile (chapitre 3, n°111-134). L’Évangile que les chrétiens annoncent est une bonne nouvelle pour des hommes et des femmes vivant dans « le monde de ce temps »(2) , avec des joies et des peines, des inquiétudes, des espoirs. L’Évangile rejoint chacun dans les lieux où il se trouve, avec ses préoccupations, ses peurs et ses attentes. L’Église doit être « en sortie » missionnaire, pour porter du fruit en abondance. Sa conversion en vue d’un renouveau ecclésial et pastoral ne peut être différée. La miséricorde de Dieu que l’on a expérimentée soi-même doit être proposée. Le Pape invite toutes les communautés à avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et missionnaire, qui ne peut plus laisser les choses comme elles sont (n°25).
a) Une Église évangélisatrice
Si l’Église existe, c’est pour évangéliser comme l’a si bien exprimé le pape Paul VI : « C’est avec joie et réconfort que Nous avons entendu, au terme de la grande assemblée d’octobre 1974, ces paroles lumineuses : “ Nous voulons confirmer une fois de plus que la tâche d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de l’Église”(3) , tâche et mission que les mutations vastes et profondes de la société actuelle ne rendent que plus urgentes. Évangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Église, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe, qui est le mémorial de sa mort et de sa résurrection glorieuse. » (Evangelii nuntiandi, n°14) Il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi de toucher par la force de l’Évangile diverses sociétés. L’Évangile doit bousculer les critères de jugement et les « valeurs déterminantes », les points d’intérêt et les lignes de pensée, ce qui inspire et même les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contradiction avec la Parole de Dieu et le dessein du salut. « Comme noyau et centre de sa Bonne Nouvelle, le Christ annonce le salut, ce grand don de Dieu qui est libération de tout ce qui opprime l’homme mais qui est surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui, de le voir, d’être livré à lui. » (Paul VI, Evangelii nuntiandi, 8 décembre 1975, n°9) La joie est au cœur de la Bonne Nouvelle, enracinée dans la libération et la connaissance de Dieu, mais aussi dans la relation intime avec le Créateur et le Sauveur de l’Homme. C’est Dieu lui-même qui vient libérer l’Homme.(4)
Au lieu d’une « simple administration », l’Église doit constituer dans toutes les régions de la terre un « état permanent de mission » (n°25). Elle doit relever les défis du monde actuel et dire clairement son opposition à une économie de l’exclusion (n°53-54), à la disparité sociale qui engendre la violence (n°59-60), à la nouvelle idolâtrie de l’argent qui, au lieu de servir, gouverne (n°55-58). Les défis culturels, en particulier dans les centres urbains, ceux de l’inculturation ou de la contextualisation retiennent l’attention du Pape, d’où l’invitation adressée aux agents pastoraux afin qu’ils vivent d’une spiritualité missionnaire, en luttant contre un pessimisme stérile et contre une « guerre entre nous » (n°98-101).
b) Une Église aux multiples visages, mais missionnaire
Le troisième chapitre, consacré à l’annonce de l’Évangile, donne des éléments très pratiques pour tout le Peuple de Dieu qui doit être, avec ses multiples visages, missionnaire. Il est question de la piété populaire, de l’annonce de l’Évangile lors de rencontres de personne à personne, de charismes au service de la communion évangélisatrice, de pensée, de culture et d’éducation, sans oublier l’homélie (n°135-144). Celle-ci est reliée à la préparation de la prédication, à la lecture spirituelle, au culte de la vérité et à l’approfondissement du kérygme (n°160-175). En fait, l’Évangile doit pousser la personne qui le propose à d’autres à l’accueillir lui aussi dans son cœur et à se convertir ; l’évangélisateur doit se laisser bousculer au même titre que l’"évangélisé" ; ensemble, ils sont invités à accueillir l’Évangile et à se convertir.
La dimension sociale de l’évangélisation est traitée dans le quatrième chapitre. Il n’y a pas de confession de foi véritable, sans conversion, sans engagement social (n°178-179), car le Royaume de Dieu provoque les disciples du Christ à être, non plus « disciples » et « missionnaires », mais « disciples-missionnaires » (n°120). Dès qu’ils ont « trouvé le Messie » (Jn 1, 41), les disciples s’empressent de l’annoncer, tout comme la Samaritaine (Jn 4, 39) ou Saint Paul (Ac 9, 20). L’Église est invitée à écouter le cri des pauvres, d’où le renvoi à l’enseignement de l’Église sur les questions sociales, au bien commun et à la paix sociale (n°217-237), mais aussi au dialogue social (n°238-258), au dialogue entre foi, raison et sciences (n°242-243). Le dialogue œcuménique et interreligieux vient prendre place naturellement dans les préoccupations de l’Église pour l’évangélisation, notamment dans un contexte de liberté religieuse ; le dialogue avec les juifs n’est pas exclu (n°247-258).
c) Une « bonne nouvelle » pour tous
Il faudrait citer ici la page de l’Évangile où Jésus expose son « programme missionnaire », en expliquant qu’il est venu « pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres », « proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4, 18-21). Il ne s’agit pas d’une annonce pour plus tard car, dit Jésus, « aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. » (Lc 4, 21) ; Quelle joie pour un pauvre d’entendre une « bonne nouvelle » qui concerne sans doute sa situation ! Quelle joie pour un captif ou un opprimé de savoir qu’ils vont être libérés ! Quelle joie pour un aveugle de savoir qu’il va retrouver la vue ! Le « dialogue de salut » n’exclut personne, ni ceux qui combattent les religions ni ceux qui, ne se reconnaissant d’aucune tradition religieuse, cherchent sincèrement la vérité, la bonté, la beauté, qui pour les chrétiens ont leur expression plénière et leur source en Dieu. Tous peuvent être de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, pour la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection de la création. Les nouveaux aréopages, comme “le parvis des gentils”, où croyants et non croyants peuvent dialoguer sur les thèmes fondamentaux de l’éthique, de l’art, de la science, et même sur la recherche de la transcendance, peuvent susciter espérance et joie de vivre entre êtres humains épris de liberté et de paix.
Dans le cinquième chapitre, le Pape explique comment être évangélisateurs avec l’Esprit : travailler dans l’Esprit, se fonder sur la rencontre personnelle avec l’amour du Sauveur et l’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit (n°275-280). La force missionnaire de l’intercession et Marie, l’étoile de la nouvelle évangélisation, ne sont pas oubliées.
En s’appuyant sur les conseils du pape François donnés dans ces cinq chapitres de l’exhortation Evangelii gaudium, l’accueil et la proposition de l’Evangile permettent au missionnaire comme au « missionné » de se transformer intérieurement et de construire, avec d’autres, une société plus juste, ouverte au dialogue interreligieux.
Suite du texte : (II/IV) - 2. Développer une société plus juste et croyante
Pierre Diarra,
Union Pontificale Missionnaire - France, avril 2017
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(1) Voir Maurice Pivot, Un nouveau souffle pour la mission, Paris, Éd. de l’Atelier, 2000.
(2) Le concile Vatican II a insisté sur le fait que « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. » (GS, n°1)
(3) Déclaration des Pères du Synode, n°4 : L’Osservatore Romano (27 octobre 1974), p. 6.
(4) Jean-marc Éla, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003.
* nota sull'autore
Théologien, Rédacteur en chef de la revue Mission de l'Eglise