Le Laos et le sang des Martyrs
di Roland Jacques OMI
In alto: il dipinto che ritrae i 17 martiri laotiani, realizzato in occasione della cerimonia di beatificazione a Vientiane
(Nella foto di copertina: il missionario italiano Mario Borzaga, tra i 17 martiri beatificati, scrive il suo diario dal Laos)
La béatification des martyrs du Laos, célébrée localement, dans une atmosphère de joie et de fête, ouvre une nouvelle phase d'évangélisation. Les chrétiens au Laos sont eux-mêmes les acteurs, sous la direction de l'Esprit.
Le Laos est un petit pays enclavé du Sud-Est Asiatique, à l’écart des grands axes qui structurent l’histoire de l’humanité et de l’Église. Le Protectorat français (1893-1954), diversement jugé par les chroniqueurs, n’est guère qu’un bref épisode si on le compare à l’influence séculaire ou actuelle de puissants voisins : le Viêt Nam à l’est, le Siam devenu la Thaïlande au sud-ouest, et la Chine au nord. L’Histoire de l’Église au Laos débute très modestement vers 1880; elle reste à écrire. La plupart du temps, cette histoire est vue comme un simple prolongement ou un appendice de la Mission dans les pays voisins.
— I —
Si aujourd’hui, pour le monde catholique, le Laos est venu sur le devant de la scène, cela est dû au sang de ses 17 martyrs, proclamés bienheureux à Vientiane, la capitale, le 11 décembre 2016 : un jeune prêtre et des laïcs laotiens ; puis des missionnaires M.E.P. et O.M.I. d’origine européenne (des Français et un Italien), qui s’étaient faits très proches de l’âme laotienne. Cette béatification – qui a vu le plus grand rassemblement populaire de l’histoire du pays – a été l’aboutissement d’un parcours long, difficile et souvent douloureux.
La période des martyrs n’a duré «que» 17 ans, entre l’arrestation du protomartyr P. Joseph Tiên (Pâques 1953) et l’embuscade fatale où sont morts côte à côte le catéchiste Luc Sy et son compagnon Pho-Inpèng (7 mars 1970). Mais la persécution non sanglante qui a suivi a été prolongée et cruelle. Non seulement toute activité missionnaire, mais toute présence chrétienne furent bannies dans les provinces septentrionales – à Sam Neua elles l’avaient été dès 1961. Après l’installation du nouveau régime en décembre 1975, évêques et prêtres furent envoyés dans les camps de rééducation ; tout fut fait pour briser leur résistance, pour les anéantir psychologiquement et spirituellement. Lors de la visite ad limina des évêques, en janvier 2017, le Pape François s’est ému devant le témoignage de deux survivants de ce système : Mgr Tito Banchong, administrateur de Louang Prabang, et Mgr Louis-Marie Ling, vicaire apostolique de Paksé et désormais aussi administrateur de Vientiane .
En 1994, dans sa Lettre apostolique Tertio Millennio adveniente, saint Jean-Paul II lançait à toute la chrétienté, en vue du Grand Jubilé, un appel à faire mémoire des «martyrs du XXe siècle». Au Laos, les premiers souffles d’un timide printemps se faisaient alors sentir. Une liste provisoire de témoins de la foi fut donc transmise à Rome. À sa tête on avait mis le Père Joseph Tiên (+ 1954), le jeune prêtre autochtone dont l’exemple lumineux avait inspiré tous les autres, qu’ils fussent missionnaires ou catéchistes ; sa mémoire était vénérée dans tout le pays. Ce premier pas en appelait d’autres, certes ; mais comment une jeune Église exsangue, avec sa toute petite poignée de prêtres formés dans des conditions bien précaires, et où tout restait à créer dans un régime de liberté étroitement surveillée, aurait-elle pu se lancer dans l’aventure d’un procès de béatification?
Pour lancer l’enquête diocésaine, en 2003 les évêques du Laos s’adressèrent dans une lettre commune aux Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, protagonistes (avec les M.E.P.) de la Mission. Pour des motifs purement pratiques, ceux-ci répartirent les présumés martyrs en deux groupes : pour deux d’entre eux, la cause fut instruite à Trente en Italie. Celle du protomartyr et des quatorze autres le fut à Nantes en France. À partir de 2010 le Saint-Siège, à son tour, réalisa et étudia séparément les deux positio.
Quant à la Conférence épiscopale Laos-Cambodge, elle n’a jamais varié dans sa demande de garder ensemble tous ceux que le Laos considère unanimement comme ses Pères dans la Foi. Elle a souligné à plusieurs reprises les motifs qui sous-tendent cette option : vis-à-vis de la nation il était primordial de montrer l’enracinement du christianisme dans chacun des trois grands groupes ethniques qui la composent ; vis-à-vis des gouvernants, il était essentiel d’indiquer que la religion catholique a été prêchée par des missionnaires de diverses nationalités, avec aussi au premier rang des Laotiens, prêtre et catéchistes : notre foi n’est pas un sous-produit du colonialisme ! De même, il ne pouvait être question de mettre à la tête du groupe un autre que celui qui en fut le vrai prototype et l’inspirateur, le Père Joseph Tiên.
Il faut dire que ces requêtes motivées n’ont pas toujours été bien accueillies à l’étranger, y compris au cœur de la chrétienté. Leurs auteurs se sont sentis parfois incompris et ce, jusqu’à la toute dernière minute. Les circonstances difficiles dans lesquelles l’Église du Laos continue de vivre aujourd’hui leur ont toutefois inspiré la patience ; la fidélité inconditionnelle à Rome que les Martyrs du Laos ont manifestée au prix de leur vie est aussi la leur.
— II —
Voici comment le groupe des 17 Martyrs du Laos fut présenté lors de la Messe solennelle de la Béatification le 11 décembre 2016. Le texte ci-dessous fut proclamé en langue laotienne devant la communauté catholique rassemblée, mais aussi devant les représentants du Gouvernement et les délégués des autres confessions et religions présentes dans le pays :
« Ils ont été, tous, d’admirables chrétiens, catéchistes et missionnaires, prêts à tous les sacrifices, vivant très pauvrement, avec un dévouement sans limite. »
Ces mots, écrits par un missionnaire Oblat de Marie Immaculée, décrit avec une clarté concise la vie des Martyrs du Laos. Ces hommes avaient la volonté de suivre toutes les étapes qui mènent au sacrifice suprême de l’Agneau immolé. La jeune Église du Laos reconnaît dans ces Serviteurs de Dieu – un prêtre diocésain laotien, 5 fidèles laïcs laotiens et 11 missionnaires – comme ses Pères Fondateurs et ses ancêtres dans la foi. Vraiment, le sang des témoins est devenu une semence de chrétiens !
L’histoire de leur témoignage s’étend sur environ 15 ans ; elle coïncide avec une période où les luttes armées et le danger se sont grandement aggravés dans ce pays. La guerre a peu à peu bouleversé, non seulement le territoire, mais aussi la notion d’harmonie si importante dans la tradition du bouddhisme. Comme dans d’autres pays d’Asie, les violents combats au cours du XXe siècle ont produit au Laos beaucoup d’authentiques tragédies. C’est dans ce climat de violence et de grande insécurité que se situe l’histoire des Témoins de la Foi au Laos : ce qui a motivé leurs actes et leur fidélité jusqu’au sacrifice suprême n’est rien d’autre que la foi chrétienne, et leur amour pour leurs frères.
Au printemps de 1953, dans la province de Sam Neua, les missionnaires français ont dû quitter la région. Le jeune prêtre Joseph Tiên a refusé de les suivre pour se mettre en sécurité. C’était un vrai Laotien, né le 5 décembre 1918 à Muang Sôi. Il avait été ordonné prêtre en 1949. Il a décidé de rester sur place, affirmant : « Je reste pour mon peuple. Je suis prêt à donner ma vie pour mes frères laotiens. » Emprisonné, il continua à consoler son peuple, exhortant tout le monde à persévérer dans la foi et à faire progresser le pays. Jusqu’à sa mort le 2 juin 1954, il a refusé de se marier, fidèle jusqu’au bout à Jésus, à ses promesses de prêtre, et à sa communauté chrétienne.
Le jeune catéchiste hmong Paul Tho Shiong était né en 1941 à Kiukacham (Louang Prabang). Tout jeune encore, il a travaillé avec beaucoup de zèle pour porter la Bonne Nouvelle du Salut dans la Province de Louang Namtha. Début mai 1960, lors d’une tournée pour soigner les malades, il a disparu pour toujours dans la forêt de la rivière Nam Lik, avec le P. Mario Borzaga, qui était né en 1932 en Italie. Shiong n’avait que 19 ans; en même temps que sa foi, il avait défendu l’honneur du missionnaire, et leur sang s’est mêlé pour irriguer le sol laotien.
Le catéchiste Joseph Outhay Phongphoumi était né en 1933 à Kham Koem en Thaïlande. Après la mort de sa femme et de son enfant, il a consacré sa vie à porter l’Évangile au Laos. D’abord à Khammouane puis à Savannakhet, il travaillait en collaboration avec le P. Noël Tenaud, un missionnaire né en France en 1904. En avril 1961, le pasteur protestant a conseillé aux deux apôtres de se mettre en sécurité comme lui dans la ville ; mais eux ont décidé au contraire d’aller vers les villages où leur présence était attendue. Ils ont été pris entre deux feux dans la bataille du côté de Muang Phine, et ont disparu.
Thomas Khampeuane Inthirath, né à Nong Sim (Champassak) en 1952, était un élève très aimé à l’école des catéchistes du Champassak. Il avait tout juste 16 ans quand il a répondu à l’appel du P. Lucien Galan, un ancien missionnaire de Chine né en 1921, pour aller visiter les villages catéchumènes dans l’arrière-pays de Paksong. Leur voiture a été prise dans une embuscade le 12 mai 1968. L’enfant et le prêtre sont morts côte à côte.
Le jeune catéchiste kmhmu’ Luc Sy Manokoune était né en 1938 à Ban Pa Hôc (Xieng Khouang). En janvier 1970, son évêque l’a envoyé en mission, avec son épouse et trois enfants, dans la région de Vang Vieng. Il a trouvé là un excellent collaborateur laïc, Maisam Pho-Inpèng, qui était né en 1934 à Sam Neua. Avec le futur évêque Louis-Marie Ling, les deux jeunes hommes sont partis pour former les catéchumènes et soigner les malades. À leur retour, le 7 mars 1970, ils sont tombés dans une embuscade et ont versé leur sang pour le peuple du Laos.
Il faut mentionner aussi les autres missionnaires français qui ont donné leur vie dans les mêmes circonstances:
– Le P. Jean-Baptiste Malo, un ancien missionnaire de Chine né en 1899, mort d’épuisement le 28 mars 1954 de l’autre côté de la frontière vietnamienne.
– Le P. René Dubroux, né en 1914, mort le 19 décembre 1959. Il avait été trahi par un de ses collaborateurs.
– Le P. Marcel Denis, né en 1919, un admirable missionnaire qui avait parcouru à pied toute la haute province de Khammouane. Retenu en otage en avril 1961, il est mort fin juillet à Khamhè.
– Le P. Louis Leroy, né en 1923. En avril 1961 il a refusé avec obstination de quitter son poste à Ban Pha (Xieng Khouang), acceptant d’avance de mourir, comme Jésus, pour les pauvres villageois.
– Le P. Michel Coquelet, né en 1931, mort lui aussi pour la foi au Christ – c’était en avril 1961 près de Sop Xieng où il avait soigné les blessés.
– Le P. Vincent L’Hénoret, né en 1921, est mort à Muang Kham le 11 mai 1961. Comme ses frères il a donné le témoignage d’une fidélité sans faille au petit peuple, et aux consignes des supérieurs.
– Le P. Jean Wauthier, apôtre des réfugiés kmhmu’, était né en 1926. Le 16 décembre 1967 il a été abattu sur ordre de militaires corrompus ; il portera le titre de « martyr de la justice et de la charité ».
– Le P. Joseph Boissel, né en 1909, quittait Paksane le 5 juillet 1969 avec deux jeunes religieuses pour célébrer la messe pour des réfugiés. Offrant d’avance sa vie, il est mort dans une embuscade.
Aucun de ces Serviteurs de Dieu n’était impliqué d’aucune manière dans des activités politiques, ni dans des épisodes de rébellion de milices opposées aux révolutionnaires. La cause de leur mort doit être identifiée uniquement dans le fait qu’ils étaient chrétiens, catéchistes ou religieux, fidèles au peuple du Laos, et témoins des valeurs de l’Évangile.
Ils étaient bien conscients du grand danger qui les guettait. Dans les moments les plus terribles, leur volonté de vivre pleinement la fidélité au Christ et à l’Église les a conduits, et cette volonté se manifestait dans leurs actes et leurs paroles : leur douce fermeté s’appuyait sur une foi claire, une charité sincère, une espérance inébranlable. Aucun n’a eu peur. Tous étaient là pour défendre les pauvres et les malades, et surtout pour annoncer l’Évangile. Jamais ils n’ont renoncé à leur statut de religieux ou de catéchistes, et de croyants; c’est en pleine conscience qu’ils sont allés à la mort, unissant leur sang à celui de l’Agneau.
— III —
Au début de 2013, la Conférence épiscopale prit une option ferme: la cérémonie de béatification aurait lieu dans toute la mesure du possible au Laos et non à l’étranger. Le peuple chrétien au Laos, humble et ignoré, voire méprisé, avait besoin de ce signe extraordinaire pour reprendre courage, pour repartir d’un nouvel élan, fortifié par l’exemple de ses martyrs – ses glorieux « ancêtres dans la foi ». Une béatification vécue sur place allait permettre d’ouvrir, dans la joie et la fête, une nouvelle étape de l’évangélisation. Les chrétiens du Laos en seraient eux-mêmes les acteurs sous la conduite de l’Esprit.
Dans un pays communiste, où les gouvernants sont les successeurs directs des persécuteurs de jadis, une telle option était, bien entendu, un pari sur l’avenir ; ou plutôt, un acte de foi dans la puissance d’intercession des martyrs. Près de quatre ans plus tard, les événements donneront raison aux évêques. Entre-temps, toutefois, il leur fallut tenir tête au scepticisme de personnes parmi les mieux informées sur le pays, et à toute sorte de pressions qui, pour divers motifs, s’exerçaient en sens contraire. Quant au Saint Siège, il exigeait avec raison d’avoir l’assurance que les autorisations administratives étaient accordées.
En l’absence de relations diplomatiques, ce n’était pas là une mince affaire. Selon les canons traditionnels de la bienséance, qui en Asie du Sud-Est gouvernent toute la vie sociale, on n’exige rien des supérieurs. Bien au contraire, on s’efforcera avant tout d’établir des rapports mutuels de respect et de bonne volonté. Pour les laïcs chargés de cette approche, le dialogue avec les autorités prit des mois. À la demande du Gouvernement, des notes biographiques sur chacun des martyrs lui furent remises au préalable. Elles ne soulevèrent aucune objection, faisant mentir les paroles «prophétiques» de ceux qui s’attendaient au pire.
Le succès dépassera les attentes, comme cela devint évident dans la cérémonie elle-même de béatification. Le Ministère de l’Intérieur résumait son accord final en ces termes: la béatification devra «créer la solidarité, la bonne entente et l’entraide mutuelle, qui sont l’héritage précieux et l’image reçus de nos ancêtres ; et maintenir les bonnes relations des catholiques avec les instances gouvernementales, ainsi qu’avec le peuple non catholique, en vue du progrès pour tous».
Pour de très nombreux parents et amis des onze missionnaires européens morts martyrs, il fut impossible de faire le voyage de Vientiane; les évêques du Laos avaient d’ailleurs demandé une grande discrétion. Ceux qui purent venir furent profondément marqués par la joie des chrétiens laotiens, par leur fierté, par leur volonté d’aller de l’avant. Aucune nostalgie des époques révolues n’eut sa place. Les diocèses concernés en Italie et en France pourront par la suite honorer leurs propres martyrs d’une façon différente, avec des concours de peuple encore plus nombreux. Mais ce jour-là à Vientiane, personne ne put rester insensible à l’émotion extraordinaire des chrétiens du Laos et de tout le peuple laotien : depuis la naissance de l’Église catholique – l’événement de la Pentecôte à Jérusalem – jamais aucun d’entre eux, de leur chair et de leur sang, n’avait jusqu’au 11 décembre 2016 obtenu une telle reconnaissance officielle de la part de la chrétienté mondiale et de son Pasteur suprême. C’était bien leur événement, leur fête. La Bonne Nouvelle de Jésus était proclamée, à la face du monde, dans langue nationale du Laos ; elle s’exprimait aussi dans les langues et cultures minoritaires qui composent cet arc-en-ciel de peuples.
Avec 50 ou 60 000 fidèles, l’Église catholique au Laos reste certes petite et faible; elle ne compte que vingt prêtres et une centaine de religieuses. Elle aura besoin, pour des années encore, du soutien effectif d’Églises-sœurs, notamment celles de Thaïlande et du Viêt Nam. Mais elle a désormais redressé la tête, elle a repris confiance en elle-même, en ses propres capacités de témoigner de Jésus Christ et de son message au sein de son peuple, et auprès des nombreuses ethnies qui cohabitent pacifiquement sur son territoire.
En 1948, le Bienheureux Joseph Tiên, alors séminariste à Saigon, confiait à un de ses compagnons: «Nous les Laotiens… personne ne nous a parlé de la religion chrétienne; c’est pourquoi j’ai maintenant ce grand désir de devenir prêtre, afin de prêcher à mes compatriotes, que j’aime tout particulièrement». Ce rêve de jeunesse, il n’a pu le réaliser qu’en toute petite partie à travers le ministère sacerdotal qu’il exercé durant trois ans dans un coin reculé du pays. Désormais, il le réalisera de façon bien plus abondante, bien plus efficace, dans le pays tout entier et au-delà des frontières, à travers l’exemple lumineux qu’il a laissé en donnant sa vie pour rester fidèle à sa vocation.